La France et le contrôle d'accès aux sites pornographiques

Janvier 2023 et encore une fois la question de limiter l’accès aux sites pornographiques pour les personnes mineures revient sur le devant de la scène médiatique. Il s’agit d’une question aussi ancienne que le World Wide Web qui revient chaque année sous un angle différent. En 2020, le Parlement a même voté une loi (article 227-24 du code pénal) obligeant les sites pornographiques à mettre en place un filtrage plus efficace qu’une simple demande. Seulement voilà : il n’existe aucune solution fiable et respectant la vie privée permettant de mettre un tel système en place (sans compter que les sites veulent bien évidemment limiter toute friction pour leurs utilisateurices).

Mais cette fois-ci, le gouvernement a annoncé proposer une implémentation technique sous la forme d’une attestation numérique que les personnes devront fournir aux sites pornographiques pour y accéder. À ma connaissance, il s’agit du premier pays au monde à proposer une solution de ce type, même si des débats similaires ont eu lieu dans d’autres pays (comme en ce moment en Grande-Bretagne).

Une attestion numérique de quoi ?#

Les détails sont encore assez flous, le ministre en charge du numérique, Jean-Noël Barrot, a indiqué travailler sur une solution dont les détails seront révélés bientôt, et qui devrait être mise en place à partir de septembre.

Voilà ce qu’on apprend dans le Parisien : « Un utilisateur d’un site pornographique, lorsqu’il souhaitera y accéder, devra certifier de sa majorité en cliquant sur cette attestation numérique, explique le ministre. Cela fonctionnera un peu comme le contrôle demandé par votre banque lorsque vous réalisez un achat en ligne, sauf que ce certificat de majorité sera anonyme. » Des opérateurs télécoms, qui disposent de l’âge de leurs clients, pourraient par exemple être dans la boucle de ces dispositifs, dont les accords ne sont pas encore finalisés.

Il s’agit donc d’un certificat de majorité anonyme, délivré par des tiers de confiance, comme l’état ou des platformes tierces tels que les opérateurs télécom, et permettant d’accéder à ces sites (à condition bien évidemment que les sites pornographiques en questions mettent en place un tel filtrage).

Des questions d’implémentations#

On attend bien évidemment plus de détails d’une telle solution, avec beaucoup de questions : comment cet anonymat sera-t-il garanti ? Quels tiers de confiances pourront délivrer un tel certificat ? Comment ce certificat sera-t-il fourni aux utilisateurices ? Et enfin comment sera-t-il fourni aux sites pornographiques ?

Les détails de l’implémentation seront importants, d’autant plus qu’on a déjà vu l’état s’asseoir sur des problématiques d’anonymisation, par exemple lors du lancement de StopCovid (maintenant Tous Anti-Covid).

La question de l’utilisabilité sera également centrale : si c’est difficile à mettre en place, est-ce que la plupart des personnes ne se tourneront pas vers un contournement plutôt que vers ces outils ? Si c’est facile à mettre en place, est-ce que cela permettra réellement d’empêcher des adolescent·es d’utiliser le certificat de leurs parents sur des appareils partagés ? Est-ce que ce sera bien utilisable par tout le monde quels que soient le type d’appareil et les compétences techniques ?

Mais cette mise en œuvre va se heurter à des considérations sociales importantes : dans un contexte où ces certificats ne seront utilisés que pour de la pornographie, est-ce que la plupart des gens ne vont pas se tourner vers des contournements plutôt que vers cet outil par peur de se révéler comme consommateur de pornographie ? Est-ce que des tiers de confiance vont utiliser cette information pour du profilage d’utilisateurices ?

Car au-delà du côté permissif, ce projet va de pair avec un côté répressif : les sites pornographiques refusant d’implémenter ce filtrage technique seront censurés. Cela fait sens, l’Autorité Nationale des Jeux en fait de même depuis 2010 avec les sites de paris en lignes ne respectant pas la législation (282 sites ont été bloqués par l’ANJ depuis 2010). Mais pour beaucoup de gens, il sera probablement plus simple contourner cette censure plutôt que d’utiliser ces certificats de majorité. La censure en France est aujourd’hui faite par blocage DNS, et peut donc être contournée en deux clics en utilisant un résolveur DNS non-menteur. Ce n’est pas un secret, la plupart des sites de streamings touchés par cette même censure ont largement documenté comment faire ces manipulations. Cette censure peut également être contournée en utilisant des VPNs, et une part de plus en plus grande de la population connaît ce type de services après les publicités massives (et souvent trompeuses) de l’industrie du VPN ces dernières années.

Cela pose donc également la question de savoir si les sites pornographiques vont implémenter ces mesures, ou tout simplement préférer être censurés en comptant sur le fait que beaucoup d’utilisateurices seront capables de passer à travers cette censure.

Le risque d’une escalade de la censure#

Et c’est là le principal risque que je vois à ce projet : si une partie des sites pornographiques refuse d’implémenter cette mesure, ces sites seront censurés. De fait, cela va probablement étendre encore le nombre de gens utilisant des résolveurs DNS tiers afin de passer à travers cette censure. Est-ce que les autorités ne vont pas se décider à passer à du filtrage plus restrictif comme du filtrage sur la base de SNI (les noms de domaines dans les connexions HTTPs) ? Et si les VPNs permettent de contourner ce filtrage, faudra-t-il également bloquer ces VPNS ? Ou bien les forcer à appliquer la même censure que les fournisseurs d’accès ? (tout ça probablement poussé par les ayant droits voulant de toute façon plus de censure des sites de téléchargement ou de streaming)

Quelque soit le sens dans lequel je regarde cette nouvelle loi, je ne peux m’empêcher d’y voir la poursuite d’une escalade vers toujours plus de censure. Il y a dix ans, la censure Internet a été instaurée après des débats politiques âpres afin de lutter contre le terrorisme et la pédocriminalité. Depuis, quasiment chaque année a vu une extension de cette censure sur de nouveaux types de sites, le tout avec très peu de transparence. J’espère sincèrement que nous n’arrivons pas au moment où nous allons rentrer dans un filtrage beaucoup plus extrême de cette censure, ne donnant aux français·es qu’une vision fragmentée de ce qu’est vraiment Internet.

Références: